Le but de cette plénière était d’aborder les problématiques liées aux différences d’oppression subies par les femmes selon leur place dans la société, questions devenues aujourd’hui incontournables pour les réflexions féministes.
Le mouvement occidental des femmes des années 70 reposait sur la base d’un « nous », « Nous les femmes », « Nous, féministes », que l’on retrouve dans la plupart des textes de l’époque et qui rythme l’hymne du MLF français (http://www.youtube.com/watch?v=lIE9HtFv0fc). Mais qui est ce « nous » ? Peut-on comprendre de la même façon la situation d’une femme lesbienne pauvre, celle d’une immigrée mexicaine aux États-Unis et celle d’une femme blanche chef d’entreprise ?
Il s’agissait dans cette plénière de considérer la pluralité des expériences qu’ont les femmes de la domination et des discriminations, du fait de l’imbrication des différentes sphères de pouvoirs et d’oppression.
- Jeu de rôle
La plénière a commencé par un jeu de rôle. Chacun s’est vu attribué un personnage qu’il devait garder secret. Tous les participant-e-s ont été placé sur une même ligne. Les animatrices ont énoncé des actions de la vie de tous les jours (pouvoir ouvrir un compte en banque / pouvoir marcher dans les rues sans se faire harceler / pouvoir accompagner une sortie scolaire de son enfant etc). Lorsque l’on pouvait effectuer l’action énoncée, l’on avançait d’un pas. Sinon, l’on restait sur place.
Après une quinzaine d’actions, chacun a présenté son personnage, expliqué quand il avait ou non avancé. Une discussion a suivi sur la façon dont chacun avait interprété son personnage, ce qui l’a surpris ou non.
- Intersectionalité késako ?
Le mot « intersectionalité » revient régulièrement dans les discussions féministes actuelles autour des questions des différences d’oppression entre les femmes. Le terme est en fait un concept de sciences sociales forgé par la juriste afro-américaine Kimberlé Crenshaw à la fin des années 80. Crenshaw travaille alors sur les violences subies par les femmes noires des classes défavorisées des États-Unis. La position de ces femmes à l’imbrication de trois différentes sphères de pouvoirs n’est alors pas pensée par le droit. Par exemple, une femme noire violée par un blanc est-elle victime de racisme ou de sexisme ? Dans l’absence de réponse, le juge décide de ne pas statuer. Le concept d’intersectionalité naît donc d’abord pour combler un vide-juridique. Il s’étend cependant très vite au reste des sciences sociales et est aujourd’hui utilisé dans l’analyse de l’imbrication des discriminations, que ce soit à échelle individuelle ou structurelle.
- Figures historiques du XIXème siècle
Si le concept d’intersectionalité n’est apparu qu’à la fin des années 1980 sous la plume de Kimberlé Crenshaw, l’on retrouve déjà des réflexions liées à l’imbrication des discriminations et des dominations chez les premières féministes du XIXème siècle.
Aux États-Unis, la féministe et ancienne esclave noire Sojourner Truth (1797?-1883) est rendu célèbre par son intervention en 1851 à la convention des droits de la femme, intervention connue aujourd’hui sous le nom « Ain’t I a woman ? », qui sera plus tard aussi le titre d’un des plus célèbres ouvrages de la féministe afro-américaine bell hooks. Dans cette intervention Sojourner Truth interpelle une assemblée composée quasiment exclusivement de femmes blanches : « That man over there says that women need to be helped into carriages, and lifted over ditches, and to have the best place everywhere. Nobody ever helps me into carriages, or over mud-puddles, or gives me any best place! And ain’t I a woman? » Sojourner Truth accuse les féministes blanches d’oublier les femmes noires. Elle souligne le fait que ces-dernières ont une expérience différente que celles des femmes blanches, qu’elles ne sont pas concernées par exemple par le stéréotype qui dit que les femmes sont forcément faibles, mais qu’elles n’en sont pas moins des femmes, donc touchées aussi par le sexisme, sous une autre forme, dans son imbrication avec le racisme.
En France la féministe socialiste utopiste Flora Tristan (1803-1844) a été aussi amenée à problématiser des questions que l’on dirait aujourd’hui « intersectionelles ». Se définissant comme une « aristocrate déchue, femme socialiste et ouvrière féministe », elle entreprend un tour de France pour faire connaître ses idées aux femmes et hommes ouvrier-e-s. Comme toute socialiste, elle défend l’idée que l’affranchissement des travailleurs ne peut se faire que par les travailleurs eux-mêmes, mais ajoute à cela que « L’homme le plus opprimé peut opprimer un être, qui est sa femme. Elle est le prolétaire du prolétaire lui-même ».
- Luttes du deuxième XXème siècle
Sojourner Truth et Flora Tristan ne sont en fait que des figures précurseuses de ce qui va se passer dans les mouvements féministes français et américains du deuxième XXème siècle.
En France, le MLF naît du mouvement révolutionnaire de 68, qui quoique se déclarant anti-autoritaire et pour l’émancipation de tout-e-s, reproduit dans les faits les schémas sexistes, en assignant les femmes du mouvement aux postes de confections de sandwichs par exemple. Les femmes décident alors de s’organiser entre elles, théorisant l’oppression particulière des femmes tout en la considérant dans une perspective de lutte de classes pour une partie d’entre elles. Les féministes n’en seront cependant pas moins désignées comme traîtresses du mouvement et comme fondamentalement bourgeoises.
Le Black Feminism naît lui entre deux mouvement distincts : le mouvement pour les droits civils et le mouvement de libération des femmes américains. Militantes aux côtés des hommes noirs pour les droits civils, un certain nombre de femmes refusent cependant de fermer les yeux sur le sexisme qu’elles subissent de la part des autres militants. Cependant, elles ne peuvent se reconnaître dans le mouvement féministe blanc, où leurs expériences particulières en tant que femmes noires ne sont pas plus prises en compte que du temps de Sojourner Truth, et surtout, où il n’y a aucune volonté de prendre en compte ces expériences. Ainsi naît le mouvement black feminist dont les écrits sont aujourd’hui des classiques de la littérature sur l’intersectionalité.
- Pourquoi parler d’intersectionalité dans ce séminaire?
Dans un contexte de crise économique et d’austérité, de banalisation des discours islamophobes et d’exacerbation des discours racistes, la question de l’intersectionalité est un enjeu central pour le féminisme aujourd’hui.
Durant cette après-midi, il s’agissait plus pour nous d’apporter une réflexion personnelle et de groupe sur le « où je me situe, dans quels rapports de pouvoirs et de quels côtés ? » pour amener à une prise de conscience politique plus qu’à un sentiment de culpabilité. Les présentatrices ont tenu à souligner qu’elles avaient conscience d’être bien blanches et, bien blondes et qu’à ce titre elles étaient à assez mal placées pour parler d’auto-émancipation des dominé-e-s racisé-e-s. La démarche revendiquée était plus proche des « critical whiteness » qui consiste à interroger la norme blanche.